Une Sainte-Alliance rétrograde allant de l’UDC au PDC, du MCG au PLR, s’est manifestée au Grand Conseil ce vendredi 3 septembre pour vouer aux gémonies une décision récente de la Conférence intercantonale de l’Instruction publique (CIIP) et exiger qu’on la suspende, tant elle menacerait – allègue-t-on – les bases mêmes de notre civilisation. De quelle décision s’agit-il ? De celle de mettre en avant dans les manuels scolaires l’orthographe très modestement « rectifiée » telle que prônée par le Conseil supérieur de la langue française depuis 1990, soit depuis plus de 30 ans.

Celle-ci avait fait son entrée en 1996 dans les écoles romandes, où elle coexiste depuis avec la graphie «traditionnelle». Elle deviendra désormais la référence première pour l’enseignement du français dans les cantons romands. L’orthographe «traditionnelle» n’est cependant nullement proscrite. Les élèves (comme nous tous·toutes) pourront continuer à en user sans problème. On trouvera l’explication de l’esprit (et de la lettre !) des petites modifications proposées dans une brève brochure publiée par la CIIP.

C’est le PLR qui a mis le feu aux poudres en déposant une motion dont les considérants ont un côté absurde. Avec un soupçon d’anarcho-libertarianisme déplacé: la CIIP n’aurait pas à se prononcer cela violerait « le principe d’une langue vivante qui évolue par son usage, reflétant ainsi l’évolution de la société.» Alors que c’est précisément une évolution possible que la motion vise à contrer… Et que l’enseignement ne peut guère en la matière se passer d’une dimension prescriptive qui impose un ou des usages communs.

On y condamne « une décision unilatérale de la CIIP:..» alors que celle-ci s’inscrit précisément dans une évolution internationale appuyée par de nombreux enseignant·e·s, linguistes, etc. aux quatre coins de la francophonie.

On y déplore l’étrangeté prétendue de la situation actuelle, « permettant à une poignée de magistrats de modifier la langue utilisée par toute une population » alors qu’il ne s’agit évidemment pas de la langue utilisée par tous·toutes que la CIIP prétend modifier, mais bien plus modestement de quelques aspects de la langue à l’écrit enseignée dans nos écoles… ceci marginalement. Et qu’en outre la décision ne reflète pas, on l’a vu, l’avis arbitraire de quelques magistrat·e·s mais un assez large et ancien consensus de milieux concernés à l’échelle du monde francophone.

L’élitiste académie française comme parangon ultradémocratique ?
Il est amusant de le relever, cette poussée « anti-autoritaire » en matière linguistique vient d’un PLR qui a jugé récemment utile d’inscrire dans une loi genevoise le fait qu’en matière de féminisations « le recours à des pratiques rédactionnelles ou typographiques au moyen notamment de barres obliques, de parenthèses, de points médians ou de tirets est proscrit.»

Mais le tragi-comique du débat a été à la hauteur de ces bêtises… On a entendu pour commencer un député PLR – Pierre Nicollier – s’illustrer par deux propos amusants. Il a réitéré comme le dit l’un des considérants de sa motion d’ailleurs, que l’Académie française serait « opposée à toute prescription », qu’elle ne ferait qu’enregistrer un état de la langue « une fois les changements adoptés par la population

Le cardinal de Richelieu, instituteur de l’Académie a dû se retourner dans sa tombe… Le projet de l’Académie n’était-il pas précisément de « normaliser » un français standard ? …bien éloigné des parlers (et des écrits) populaires et régionaux en France. D’ailleurs, en ouvrant le site Internet de l’Académie, en 2021 pas en 1635… ne tombe-t-on pas sur une rubrique de premier plan « Dire, ne pas dire » ou sont pourchassés les néologismes ou anglicismes, les emplois fautifs, les extensions abusives, etc.

Les statuts de l’Académie en leur art. 24 n’énoncent-ils pas d’ailleurs que «La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences.» Une mission d’en haut prescriptive et «purificatrice» bien éloignée de l’image propagée par le PLR dans cette affaire.[i]

Puis, ledit député PLR a prétendu que – a contrario – c’est la CIIP qui aurait entrepris de « rectifier notre langue » (sic). Absurde, alors que la langue, le système de la langue et de ses signes, au sens de Ferdinand de Saussure n’est pas transformée un seul instant par une broutille comme par ex. l’abandon du i à l’écrit dans le mot oignon/ognon, qui ne touche nullement au signe dont il s’agit, soit au couple signifiant/signifié en question…

L’Afrique menacée par la réforme ?
Un député UDC – Christo Ivanov – a commencé sur le même thème en affirmant qu’une langue et son orthographe n’étaient «pas une politique publique», ce qui est évidemment vrai: mais il y a des questions de politiques publiques à savoir comment on les enseigne… Il s’est ensuite malheureusement égaré dans un panégyrique aux relents coloniaux sur le fait que nous devrions « défendre notre langue commune, spécifiquement en Afrique » et que le refus de la réforme de l’enseignement de l’orthographe irait dans ce sens, soit celui d’une « solidarité avec tous les pays francophones » notamment africains.

À part le côté ridicule d’une « défense du français en Afrique », diligentée depuis les rives du Léman… l’idée qu’il y ait UNE langue française unique et commune du Canada au Sénégal, de Bruxelles à la Nouvelle Calédonie en passant par Bienne… colle mal avec le primat affirmé de l’usage de cette langue – qui est évidemment d’une très considérable diversité d’un coin à l’autre du Globe – et avec l’affirmation d’une non-prescriptivité radicale.

Enchaînant, le PLR Jean Romain reconnaît les bizarreries de l’orthographe traditionnelle, mais présente la rectification orthographique comme « une volonté de rompre la cohérence qui est la nôtre ! » « Au nom de quoi ne donnerait-on pas à nos enfants une manière d’écrire qui est la nôtre… » Un conservatisme radical, nos enfants devraient donc se voir enseigner ce qu’ont appris leurs parents… De quel droit change-t-on cette succession immuable ? …s’exclame ainsi en fait Jean Romain ! Évidemment, petit inconvénient, si on avait appliqué cette règle ces derniers siècles c’est le syllabus scolaire en vigueur sous Calvin qui serait distillé encore aujourd’hui dans nos écoles genevoises.

Orthographe simplifiée = pensée simpliste ?
Mais surtout, Romain affirme ensuite « Toute simplification du langage implique une simplification de l’expression de la pensée, qui implique une simplification de la pensée…» C’est évidemment rigoureusement faux. Une pensée complexe et puissante peut parfaitement s’exprimer dans un langage simple et clair, elle y gagne.

Une complexité ampoulée du langage n’est-elle d’ailleurs pas, souvent, le paravent de la pauvreté de la réflexion ? Au demeurant, c’est un vieux constat. Comme l’écrivait Nicolas Boileau «Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement.» Et, modestement, la rectification proposée introduit un tout petit peu plus de simplicité et de clarté dans l’orthographe, aidant ainsi modestement à énoncer des pensées bien conçues…

Puis, on a eu droit à la présidente du PDC, Delphine Bachmann, qui a tenu, elle aussi, à apporter sa pincée d’assaisonnement au brouet douteux et incohérent que la droite nous a servi. Elle a commencé en se plaignant amèrement que la rectification de l’enseignement orthographique avait été « menée sans consultation des parlementaires, par ex. ceux de la commission de l’enseignement. »

Comme si les questions des contenus et des méthodes d’enseignement devaient ou pouvaient être soumises de manière systématique au parlement pour être tranchées par les député·e·s. Demandera-t-on ensuite, dans la foulée, aux HUG de soumettre aux député·e·s ses protocoles opératoires ou thérapeutiques et la liste des médicaments employés dans le domaine de la santé à Genève ? Au secours !

Salades russes, grecques et avec oignons…
Ensuite, Mme Bachmann a sombré dans des considérations discutables émaillées d’erreurs factuelles. Elle a soutenu que notre français n’avait guère besoin de simplification orthographique car ce serait « une langue moins complexe par ex. que le russe ou le grec ancien et que personne dans ces pays n’a décidé de les simplifier parce qu’elles étaient trop difficiles à apprendre… »

Vraiment? Non, c’est une affirmation gratuite et parfaitement fausse. L’intéressant papier « La réforme de l’orthographe, enjeu de modernisation et de démocratisation de la société russe » le montre. Paru en 2017 dans la Revue des études slaves[ii], il rappelle l’importante réforme simplificatrice de l’orthographe entreprise en Russie en 1918 à la demande notamment des instituteurs·trices qui déploraient le poids de l’enseignement de l’orthographe traditionnelle au détriment d’autres matières…

Quant au Grec, pendant longtemps la Grèce moderne utilisait, en particulier à l’écrit, une langue relativement archaïque dite Katharévousa… conçue dès le 18e siècle pour purger la langue d’influences étrangères et se rapprocher autant que faire se pouvait du grec ancien.Cette langue était plus « pure », plus « traditionnelle » et …bien plus compliquée à écrire que le Démotique, parler populaire.

Mais la Katharévousa a été très étroitement identifiée au régime fasciste des Colonels. C’est notamment pourquoi, en 1976, le nouveau gouvernement démocratique de Constantin Karamanlis a fait voter une loi – la loi 309 – qui en son art. 2 instituait l’usage généralisé du grec moderne et populaire le Démotique, y compris pour la rédaction des lois. Avec des simplifications orthographiques significatives, notamment en matière d’accents. Ainsi, les blindés de l’armée grecque qui ont enfoncé le portail de l’École polytechnique d’Athènes quartier général des étudiant·e·s insurgés contre le régime des colonels en 1973… roulaient non seulement contre la démocratie, mais contre la réforme de la langue écrite grecque. Ils n’ont – in fine – pas passé !

Pour conclure, Mme Bachmann a eu un propos particulièrement abscons relevant qu’un·e élue de gauche avait affirmé qu’avec la rectification on ne perdait rien elle s’est exclamée en réaction: « On ne perd rien ? Les oignons perdent le g et ça reste une absurdité… » Difficile à comprendre quand on sait que dans l’orthographe rectifiée, comme dans l’orthographe traditionnelle, ognon/oignon[iii] s’écrit dans les deux cas avec un G… C’est le « i » intercalaire visant, à l’origine, à éviter un G prononcé « dur » qui se fait la malle, pas le G qui reste quant à lui fidèle au poste. Madame Bachmann ne savait donc pas de quoi qu’elle parlait, mais n’en pensait pas moins…

Ukazes bolchéviques menaçants ?
Deux élu·e·s du MCG (Dimier/Magnin) ont ensuite renchéri l’un a cru déceler dans cette affaire la main rouge de marxistes et de bolchéviques amateurs d’ukaze contre lesquels ils faudrait « protéger notre culture », l’autre a dénoncé le « nivellement par le bas » en marche dans le domaine « C’est comme le bac pour tous… » a-t-elle expliqué.

Au chapitre de cette remise en cause de la démocratisation des études, un élu UDC – Eric Leyvraz – amènera ensuite de l’eau au moulin en évoquant « la grande qualité orthographique et grammaticale » des lettres de poilus de la guerre 14-18, n’ayant le plus souvent été à l’école que jusqu’à 12 ans… en déplorant que l’école genevoise n’en fasse pas autant. Ici aussi – sans parler des lettres dictées à des collègues peu ou prou lettrés (instituteurs et autres fonctionnaires…) – on peut douter du propos, le corpus des lettres de poilus qu’on trouve sur Internet dément l’idée que les soldats français du rang aient été tous et toutes champions d’orthographe…[iv]

Affaire à suivre
Pour conclure, avec force auto-applaudissements, toute la droite a voté dans l’enthousiasme sa Motion 2782, et l’a emporté par 54 voix contre 35 avec 4 abstentions. La motion invite le gouvernement genevois à « surseoir immédiatement à sa décision de modifier les règles du français », ce qui est un peu idiot, le gouvernement n’ayant pris aucune décision de cet ordre… et a « organiser une consultation générale » tous azimuts sur la question.

Quoi qu’il en soit c’est une affaire à suivre, la CIIP pliera-t-elle ou non face à cette fronde, manifestée aussi au plan parlementaire dans le Canton du Jura récemment à l’initiative du PLR ?

Pas sûr, d’autant que du côté du soutien à la réforme, on notera la ferme prise de position du Syndicat des enseignants romands, dont fait partie notamment la Société pédagogique genevoise (SPG)[v].

Pierre Vanek


[i] https://studialinguisticaromanica.org/index.php/slr/article/view/66/73 un article intéressant sur le positionnement de l’Académie française dans cette affaire.

[ii] https://journals.openedition.org/res/809#tocto1n1

[iii] Ceci n’est d’ailleurs pas nouveau : dans les éditions de 1718 à 1762 du Dictionnaire de l’Académie, on écrivait oignon; en 1798, ognon, en 1835 et 1878, on proposait les deux formes ; en 1935 oignon ; dans l’édition actuelle, on écrit oignon en signalant qu’ognon est accepté.

[iv] http://www.shs-conferences.org/articles/shsconf/pdf/2014/05/shsconf_cmlf14_01159.pdf

[v] https://www.le-ser.ch/orthographe-logique-et-pertinence